La CIGUATERA

Introduction :

Il existe dans la mer des Antilles des poissons qui sont très dangereux en raison de leur caractère toxique. On a constaté, en effet, que de nombreux poissons possédant une grande valeur nutritive, sont parfois toxiques à certaines périodes de l'année, et de ce fait peuvent empoisonner ceux qui les consomment, en dépit d'une parfaite cuisson.

Cette intoxication particulière, à issue non fatale, a été désignée sous le terme de "CIGUATERA", maladie qui se résume à un syndrome gastro-intestinal et neural avec manifestations urticariennes à la suite de l'ingestion de différente espèces de poissons toxicophores fraîchement péchés.

A coté de cette forme clinique de la CIGUATERA se réduisant à quelques malaises avec un prurit passager, heureusement la plus fréquente, il existe d'autres formes graves d'ichtyotoxisme ou d'ichtyosarcotoxisme qui peuvent entraîner la mort, ceci selon la quantité de poisson ingérée, l'espèce et les parties anatomiques consommées.

Historique :

Dès le XVIè siècle Pedro Martyre d'Anghera avait signalé la présence de poissons ciguatérigènes aux Antilles. Les premiers renseignements sur ces poissons des rivages américains lui avaient été rapportés de 1520 à 1526 par Vasco de Gama, Magellan et Christophe Collomb.

Ce type d'empoisonnement n'étaient d'ailleurs pas connu seulement dans la Caraïbe, mais aussi, depuis fort longtemps, en MER ROUGE et dans l'INDO-PACIFIQUE. C'est ainsi que des accidents ciguatériques, causés par certains poissons toxicophores ont été consignés dans les journaux de bord de plusieurs navigateurs célèbres, entre autres: FERNANDEZ de QUEIROS en 1606, puis COOK en 1776.

Quant au nom "ClGUATERA" lui-même, c'est le savant cubain Felipe POEY qui, en 1866, a inventé ce vocable. Cet ichtyologue réputé avait remarqué que l'ingestion d'un mollusque gastéropode marin appelé vernaculairement  'CIGUA" dans l'î1e de Cuba, entraînait des troubles digestifs et nerveux graves.

Ce petit mollusque de la famille des TROCHIDES « Livota pica poey », est désigné communément sous le nom de ‘BOURGO’ (Burgaux) aux Antilles.

Jean MORICE, Chef de laboratoire de l'Institut des Pêches Maritimes a dressé en 1965 la liste et les noms vernaculaires des espèces toxique propres à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin, à savoir:

Harengula humeralis CUVIER 1829 / Saint Sardine / Yellow bill

Gymnothorax funebris RANZANI 1840 / Congre vert / Green conger

Gymnothorax moringa CUVIER 1829 / Murène / Conger morène

Sphyraena barracuda WALBAUM 1792 / Grande bécune / Barracuda

Scomberomerus cavalla CUVIER 1795 / Thazard / King fish (*)

Scomberomorus regalis BLOCH 1795 / Sauteur / Spanish mackerel

Caranx ruber BLOCH 1793 / Carangue à pisquettes / Green back couvalli

Caranx bartholomaei CUVIER 1833 / Carangue jaune / Yellow back couvalli

Caranx lugubris POEY 1860 / Carangue noire / Black jack

Caranx latus AGASSIZ 1829 Carangue gros yeux / Horse eye couvalli / Mayol

Caranx hippos / Carangue /

Caranx chrysos / Carangue /

Alectis crinitus MITCHILL 1826 / Poisson Lune / Moon fish

Seriola falcata CUVIER 1798. / Babiane / Amber couvalli

Mycteroperca venenosa LINNE 1758  / Capitaine z'ailes jaunes / Gros manik jaunes / Vieille à carreaux.

Mycteroperca tigris / Vieille /

Epinephelus morio CUVIER 1828 / Vieille blanche / Long bound grouper

Alphestes afer BLOCH 1801 / Vieille de rivière / Butter fish

Priancathus arenatus CUVIER 1829 / Soleil / Blar eye

Lutianus jocu BLOCH et SCHNEIDER 1801 / Pagre dents de chien / Dogteeth snapper

Lutianus bucanella CUVIER 1798 / Oreilles noires / Black fin pilk /

Lutianus black fordii / Oreilles noires /

Lutianus vivanus CUVIER 1798 / Vivaneau / Red snapper (*)

Mulloidichthys martinique CUVIER 1798 / Barbarin blanc / Queen mulles

Malancanthus plumieri BLOCH 1787 / Vive / Whiting

Lachnolaimus maximus WALBAUM 1792 / Aigrette / Hog fish / Capitaine

Balistes vetula LINNE 1758 / Bourse blanche / Old wife

Sphaeroides greeleyi GILBERT / Le Pelpet /

( * )  = Ces espèces ne causent pas d'intoxication à SAINT-MARTIN.

Pour certaines des espèces que nous venons de citer, il convient de souligner que leur toxicité dépend de leur lieu de pêche. Ainsi, en Guadeloupe sous la « côtes sous le vent » ne sont pas toxiques les poissons :

-     Barbarin blanc Mullotdichtys martinicus Linnei,

-         Capitaine Lachnolaimus maximus Walbaum (appelé "Aigrette" à Saint Martin)

-         VIVANEAU Ludjanus vivanus Valenciennes

-         Oreilles noires

-         Capitaine

-         Tazar

-         Carangue franche

-         Vieille ou Mérou

 

ENVIRONNEMENT ET ClGUATERA

par R. BAGNIS (médecin de 1° classe du service de santé des Armées).

Communication présentée par M.SIU

Avec la collaboration technique de J. BENNETT et F. NANAI (Agents techniques plongeurs)

l - INTRODUCTION

En ambiance insulaire tropicale, les modifications du milieu marin ar des agressions humaines se traduisent souvent par l'apparition ou , la recrudescence d'un phénomène très particulier que l'on désigne par l’épithète "Ciguatera". Il s'agit d'une intoxication alimentaire caractérisée par un syndrome clinique polymorphe avec troubles digestifs (vomissements, diarrhée), neurologiques (dysesthésies, myarthralgies, frilosité, prurit, mydriase, parésies), cardiovasculaires (bradycardie, hypotension artérielle) et une asthénie marquée.

L'évolution est en règle favorable en une semaine environ, mais il n’ est pas rare que les troubles de la sensibilité persistent  plusieurs semaines. Dans les formes graves s'installent parfois des paralysies ou un état de collapsus pouvant entraîner la mort chez des individus fragilisés. Toutes ces manifestations surviennent après la consommation de la chair de poissons benthiques, d'habitat corallien, en parfait état de fraîcheur, appartenant à des espèces variées habituellement comestibles.

L'importance du phénomène est loin d'être négligeable en Polynésie Française où la Ciguatera représente même une des principales causes de morbidité. Chaque année dans l'ensemble des archipels, 5000 personnes ont eu à en pâtir au moins une fois. Dans certaines îles où l'alimentation protéique est essentiellement à base de poisson, après une première intoxication les habitants présentent souvent un état de sensibilisation à la chair de tous les poissons, qui se traduit par l'apparition de dysesthésies avec prurit tenace après toute absorption de produits de la mer. Certains atolls des Tuamotu ou vallées des Marquises sont menacés de désertion par leur population à cause de ce fléau.

Problème de santé publique préoccupant, la Ciguatera a des conséquences économiques non moins importantes car elle peut constituer un obstacle majeur au développement de l'aquaculture,

La Ciguatera touche électivement certaines zones récifales ou lagunaires soumises à

des remaniements naturels ou artificiels. Les premiers expliquent le maintien de l'endémie depuis des siècles dans certaines régions où l'intervention humaine est nulle, les seconds peuvent justifier sa croissance au cours des dernières décennies.

A l'appui d'une telle hypothèse, on peut citer deux ordre de faits:

Les uns empiriques, les autres d'observation scientifique qui suggèrent ou montrent l'importance des modifications de l'environnement naturel dans, le déterminisme de la Ciguatera.

2 - DONNEES DE L'EMPIRISME

Les zones à poissons toxiques sont souvent localisées à des portions de récif ou de lagon, très limitées. Pour expliquer ces localisations les insulaires rapportent souvent un incident précis survenu à proximité tel que:

Présence d'une épave, immersion de ferraille, travaux de dragage, construction de wharfs, aménagement de chenaux ou de passes, entre autres.

Cette influence néfaste des corps étrangers introduits dans l'ambiance récifolagunaire a si bien sensibilisé la population de certain déjà affecté par des antécédents du même genre, qu'en 1966, nous avons vu les habitants de l'un d'entre eux, retirer du lagon au prix d'efforts colossaux l'épave d'un hydravion coulé accidentellement quelques semaines auparavant.

3- DONNEES ANALOGUES NOTEES DANS D'AUTRES REGIONS DU PACIFIQUE

Les faits que nous venons d'énoncer ne sont pas nouveaux, puisque lors de la guerre du Pacifique certains atolls des îles de la ligne où avaient été immergées des quantités massives de matériel de guerre usagé, se sont révélées toxicogènes dans les années qui ont suivi (HALSTEAD, 1967).

Un exemple précis est fourni par l'épidémie de Fanning survenue un peu plus d'un an après 1a date de l'immersion ,(ROSS, 1947) Dans le même archipel, l’île de Washington, où aucune immersion du même genre n'avait été effectuée, est restée indemne. Les premiers poissons vénéneux de cet atoll ont été pêchés, en 1968, dans les mois qui ont suivi l'échouage d'un navire sur le récif et dans l'environnement immédiat de l'épave (HELFRICH, 1968).

4 - DONNEES DE L'OBSERVATION

Il nous a été donné au cours des dernières années d'observer dans divers atolls des Tuamotu des flambées de Ciguatera, liées à trois types d'agression humaine bien différenciés, mettant toutes en péril l'environnement de façon plus ou moins patente, à l'ombre respective d'activités traditionnelles, d'un processus d'urbanisation et d'une pollution domestique caractérisée.

4. 1. Ciguatera et activités humaines traditionnelles

La corrélation entre l'intervention de l'homme sur le milieu marin et la biogénèse de la Ciguatera n'est pas toujours facile à objectiver. Elle est surtout difficile à faire admettre quand elle met en cause une activité traditionnelle. Pourtant deux constatations laissent à penser que les massifs coralliens lagunaires et les récifs sont extrêmement sensibles aux multiples microagressions réitérées dont ils sont parfois l'objet de façon intempestive.

La première concerne les flambées de Ciguatera qui se produisaient régulièrement deux à trois ans après une saison de plonge à l'huître perlière. Les poissons vénéneux dans la plupart des cas apparaissaient initialement dans le secteur limité du lagon où la pêche des nacres était autorisé. Or, il faut savoir que lors d’une saison de plonge, des atolls inhabités ou peuplés habituellement de quelques dizaines d’habitant voyaient arriver plusieurs centaines de plongeurs qui pendant des mois fouillaient systématiquement chaque pâté corallien du secteur, blessaient les polypes pour en arracher les nacres solidement amarrées par leur byssus et laissaient sur les fonds sableux quantité de débris coralliens morts. Le déplacement des secteurs de plonge et la succession des saisons de pêche à la nacre contribuaient vraisemblablement à  l’extension dans l’espace et au maintien dans le temps de 1'endémicité ciguatérique. On peut en voir pour preuve, la disparition progressive de la plupart des poissons toxiques dans deux atolls, où aucune saison de plonge massive n'a été organisée depuis bientôt quinze ans.

La deuxième a été faite dans plusieurs atolls sans passe où le débarquement se fait directement sur le récif externe à l'aide de baleinières.

Il s’agit d’une manœuvre très fréquente qui s’effectue constamment sur les mêmes emplacements choisis pour leur bonne orientation par rapport aux vent, à la houle et pour leur accessibilité. Les espèces toxiques sont localisées sur le versant océanique au voisinage immédiat de ces points de débarquement, traumatisés par le frottement des baleinières.

4.2. Ciguatera et urbanisation

L'atoll de Hao n'avait jamais été atteint par la Ciguatera de mémoire d'homme. A partir de 1965, la construction d'un port et d'un aérodrome dans la partie nord-est de l'anneau corallien entre le village et la seule passe, a entraîné un accroissement subit de population. En même temps étaient mis en oeuvre d'importants travaux de dragage et terrassement, de construction de quai, d'édification de digues, de dynamitage de fonds, de balisage de chenaux. La passe fut élargie et approfondie. Tous ces facteurs pouvaient selon les hypothèses généralement admises (RANDALL, 1958) concourir à l'éc1osion d'une flambée ciguatérique.

Celle-ci éclata effectivement à la fin de l'année 1966 et se développa dans les années suivantes. Une étude épidémiologique, réalisée en 1968 à permit de tirer les conclusions suivantes significatives d'une corrélation étroite entre l'intervention humaine et l'installation de la Ciguatera.

(BAGNIS, 1969)

4. 2.1. Les premiers poissons toxiques ont été pêchés dans la zone de "beaching" des navires débarquant le matériel indispensable au début des travaux. Pendant quelques mois l'endémie ciguatoxique est restée limitée au voisinage immédiat de cette plage de débarquement. Ensuite l'extension dans le temps et dans l'espace, a suivi grossièrement l'ordre chronologique et topographique des remaniements du substrat marin déjà évoqués, avec un temps de latence que l'on peut estimer entre un et deux ans suivant les cas.

4. 2.2. Les premières intoxications ont été provoquées par des poissons microphages, coralliphages ou détritivores tels les chirurgiens, perroquets, balistes, mulets. Les carnivores purs tels les loches, mérous, becs-de-cane et autres lutjans ne sont devenus toxicophores pour l'homme et les animaux qu'environ 18 mois plus tard, ce qui vient étayer la thèse d’une transmission des composés toxiques à travers la chaîne alimentaire.

4. 2.3. En Janvier 1973, environ six ans après le début de la flambée, une quarantaine d'espèces représentant 16 familles, ont été signalées ciguatérigènes, provenant toutes des zones de pêche situées le long du rivage touché par le processus d'urbanisation. Les autres parties de l'île restent à peu près indemnes.

4. 2.4. Sur le plan humain, pendant le même laps de temps plus de 500 cas d'intoxications par poissons ont été officiellement dénombrés.

(à suivre).